Sujet 1. Dissertation : L'opinion doit-elle être le guide du pouvoir politique ?
Dans notre société moderne occidentale, nous avons l'habitude de penser, de par notre tradition démocratique, que le pouvoir politique doit suivre l'opinion de son peuple, quelle qu'elle soit. Cependant, certaines questions doivent être posées. L'opinion a-t-elle forcément raison ? Si ce n'est pas le cas, le pouvoir politique doit il la suivre ? Ainsi, il faudra tout d'abord étudier l'opinion en tant qu'entité mouvante et instable soumise aux passions, puis traiter du pouvoir politique et de son véritable rôle.
En préambule de l'étude de l'opinion au sens large, il faut commencer par la définir comme la somme de toutes les aspirations et avis individuels d'un peuple ou d'une communauté d'hommes et de femmes tous différents.
En effet, selon sa situation personnelle, professionnelle, financière, suivant son état de santé, chacun a des envies et des buts différents pour lui et pour sa nation. L'opinion n'est donc qu'un amas d'avis multiples, souvent contradictoires, difficilement saisissables. Ainsi, si le pouvoir devait se laisser guider par l'opinion, il lui faudrait tout d'abord choisir sur quelle opinion s'aligner. En effet, il courrait autrement le risque de sombrer dans la démagogie dénoncée par Platon dans son ouvrage République. Platon nous décrit dans cette oeuvre le gouvernement « le plus beau de tous » qui offre « toute la variété des couleurs et toute la variété des caractères », mais qui est en fait peu efficace et démagogue. Ces remarques s'inscrivent dans une critique acerbe de la démocratie qui est décrite par Platon comme un système ou règnent les passions, les sophistes et les démagogues. Cette vision de la démocratie est inhabituelle et surprenante dans un monde et une civilisation où la démocratie est décrite comme une fin en soi, un modèle à reproduire et imposer si besoin est partout dans le monde. La pensée de Platon se vérifie-t-elle dans les faits ? En partie seulement. Il est en fait question d'intérêt. Dans une démocratie, le pouvoir en place a intérêt à ce que le peuple lui renouvelle sa confiance aux élections suivantes, et doit donc, au moins en partie, suivre l'opinion, quitte à être démagogique. En ce sens, Platon a raison, mais aujourd'hui, la mécanique démocratique est relativement bien huilée, et des réformes ou des lois impopulaires sont régulièrement adoptées, ce qui a le mérite d'être rassurant quant à l'intégrité et la dignité du pouvoir. Platon parle des systèmes démocratiques, mais le besoin de recueillir un certain consensus parmi la population est le même dans les régimes autoritaires. En effet, les faits historiques montrent qu'un peuple opprimé se soulève un jour ou l'autre contre le dictateur ou contre un système ultra-répressif. Il faudra plus ou moins de temps, du à une certaine inertie et à une résignation fataliste (qui peut être assimilée à un accord avec le pouvoir). Ainsi, dans l'histoire récente, le peuple de Roumanie a choisi en décembre 1989 de se révolter contre son dictateur ; en novembre 1989, les allemands de Berlin ont choisi de faire tomber le mur qui les séparait, malgré un pouvoir omniprésent et répressif empêchant les allemands de l'Est de rejoindre l'Ouest.
On a vu que l'opinion est constituée d'une multitude d'avis, d'aspirations, de craintes. Il s'agit en fait plus précisément des passions. On peut aisément comprendre qu'une très grande majorité des individus a tendance à faire passer ses intérêts personnels avant ceux de la nation à laquelle il appartient. Or, le pouvoir, pour être juste doit être guidé par la raison, et ne doit laisser, comme le soutient Machiavel, aucune place aux sentiments ni aux passions. D'après lui, la politique, c'est avant tout maintenir l'ordre et la sécurité. Thomas d'Aquin, aristotélicien du 13ème siècle, affirme ainsi en résumé que « la multitude [des opinions] se disperserait dans un pur divers », et donc que la diversité des individus et la force de leurs passions ne sont qu'une masse d'informations sans réel équilibre, dénominateur ou but commun.
Car par-dessus tout, si les passions et les opinions de chacun sont très différentes, elles sont aussi très changeantes. L'opinion n'est pas quelque chose de stable. Il s'agit plutôt d'une entité errante, à géométrie variable, très difficile à cerner, à influencer ou à canaliser. Ainsi, suivant les états d'âme de chaque individu, les opinions les envies et les craintes des membres de la communauté vont évoluer d'un côté ou de l'autre, sans réelle logique : ce sont bien les passions qui sont maîtresses de l'opinion.
La question de savoir si l'opinion a forcément raison ou non, posée en introduction a donc déjà partiellement sa réponse : non, le fait qu'une grande majorité des gens trouvent une chose juste ne signifie pas qu'elle l'est puisque ce jugement ne fait pas appel à la raison. Cette question amène à la seconde partie, où il est question du rôle du pouvoir politique.
Comme cela a été dit dans la première partie, le pouvoir doit obéir à la raison. On peut même ajouter que la liberté dépend, comme le dit Montesquieu d'un gouvernement de la raison, et du règne de la loi. Mais cette raison, comment peut-elle gouverner ? Pourquoi un gouvernement serait plus sage, plus raisonné, et plus apte à prendre des décisions qui vont dans le bon sens pour l'ensemble de la communauté ?
De tous temps, la gestion d'un état a été une chose complexe et mal-aisée et cela est encore plus vrai aujourd'hui. Pour gouverner un état, il faut pouvoir jouer avec extrêmement de finesse sur une très grande quantité de facteurs : économiques, géopolitiques et diplomatiques, sociaux, idéologiques, etc. Or, ce travail de précision ne peut être effectué que par des techniciens, des spécialistes dans un domaine, qui peuvent conseiller le pouvoir afin d'agir au mieux. Sans cette mesure dans les actes, un état ne pourrait être gouverné ! Et cette connaissance du monde, de l'économie fine, de tout ce qui fait la gestion au sens large d'un pays n'est pas à la portée du premier venu ; l'avis de l'opinion ne peut donc pas avoir de valeur autre que consultative et ne doit pas être systématiquement imposé aux gouvernements, sans quoi l'état en question a toutes les chances d'aller droit dans le mur. On peut encore une fois citer Platon et sa cité idéale où le maintien de la Justice est assuré par un partage des tâches : les plus sages gouvernent, les plus courageux font la guerre, et tout les autres s'occupent des tâches secondaires mais indispensables pour lesquelles ils sont compétents (artisanat, agriculture, etc.). Dans cette forme de pouvoir politique, l'aristocratie, on confie chaque tâche à chacun en fonction de ses compétences et de ses aptitudes à gouverner et à prendre les bonnes décisions. On peut imaginer que la démocratie pourrait être meilleure si les peuples votaient pour les candidats les plus compétents à chaque tâche, plutôt que pour les plus charismatiques et démagogues. Cependant les faits montrent que les peuples élisent plus facilement des hommes charismatiques et meneurs plutôt que des gestionnaires. Cela découle du besoin fondamental de symboles qu'ont les communautés humaines, nécessaire à ce que la dynamique du mouvement tienne.
Si le pouvoir se doit de s'occuper de gérer la nation, il doit aussi la préparer au futur, et cette vue à long terme est elle aussi le domaine de gens compétents. Il faut en effet pouvoir aller à l'encontre de l'opinion pour imposer un projet vital pour l'avenir, mais très pénalisant à court terme. Dans ce genre de situation, l'opinion possède une certaine inertie contre laquelle il est difficile de lutter. Comment expliquer à des gens pressés qu'ils doivent rouler à soixante kilomètres par heure en période de pollution, et ce pour préserver l'atmosphère, alors qu'ils ne ressentent pas directement les conséquences de leurs actes, ni du remède imposé. Pourtant, on sait bien aujourd'hui que le siècle qui commence s'annonce plus que crucial dans ce domaine, et que ce type de mesure est devenu indispensable (bien qu'insuffisant). Ainsi, la sauvegarde de la liberté à long terme (la liberté de respirer, de vivre dans un monde vivable) serait conditionnée à une restriction de certaines libertés à plus court terme, qu'un pouvoir raisonné et responsable se doit d'imposer. Car c'est bien de responsabilité qu'il est question : le pouvoir politique en place est responsable de la bonne marche des choses, et du destin de millions voire de milliards d'individus.
On a par ailleurs vu que le pouvoir se doit de céder un minimum à l'opinion de manière à rester en place, mais ce n'est pas tout a fait exact. Un chef, un meneur, est souvent celui qui a le talent d'interprétation pour deviner les attentes de l'opinion, et il peut ainsi aller au devant des envies du peuple, ce qui le légitime en tant que détenteur du pouvoir. De plus, le rôle du pouvoir politique est aussi d'expliquer à l'opinion la justesse de sa décision, et ainsi de la faire accepter, plus que ce n'est celui de l'opinion de guider le pouvoir. On peut par exemple parler de certains grands débats des vingt dernières années en France, comme l'abolition de la peine de mort, ou le port de la ceinture en voiture. Dans les deux cas, l'opinion était hostile. Or, aujourd'hui, on sait que le port de la ceinture a permis à des milliers de gens de survivre à des accidents de voiture depuis qu'il a été imposé il y a quelques années, et l'opinion est maintenant consciente de cela, et approuve cette obligation.
Il est parfois difficile pour le pouvoir de trouver un juste milieu entre son envie de rester en place, passant par une certaine part de démagogie et une prise de responsabilités indispensable. C'est donc la raison qui doit être le guide de l'exercice du pouvoir, et non les passions. C'est pourquoi les hommes au pouvoir doivent faire preuve de courage politique, et doivent prendre les décisions qui sont justes et raisonnables, même si elles sont impopulaires, ce qui est parfois difficile. Une solution de cette délicate équation serait que le pouvoir soit confié à des gestionnaires choisis pour leur compétences, avec un idéal idéologique commun, qui lui découlerait directement de l'opinion. On peut considérer que ce serait alors la raison qui exercerait le pouvoir, et ce sans trahir les aspirations du peuple.
Poste le Sunday 11 January 2004 23:20:05